Régis Debray (écrivain et philosophe) - Publié dans Le Monde du 22/02/2007
Indifférence des paumés. Goguenardise des rupins. Dépeçage du marché en lobbies, communautés et minorités. Ciblage de souffrances à consoler, avec panels échantillonnés. Le vote comme transaction entre un vendeur et un consommateur. Marketing et clientélisme sonnent l'arrivée d'une transatlantique élective dont le lancement en France remonte aux années Valéry Giscard d'Estaing. Un ultime cran d'arrêt à faire sauter : le spot payant, et nous serons à bon port. Aux normes. En Amérique.
D'où l'ingrat dilemme du vieil Européen habitué aux volumineuses brochures, débats d'idées, choix de société et autres lunes trompeuses mais gratuites : passer le tee-shirt du supporteur ou bien relire Flavius Josèphe dans son transat. Il n'y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités ? Soit. Mais, quand la réalité devient virtuelle, la posture substance et la réclame programme, la politique pour de bon devient apolitique : un sport professionnel, parmi d'autres. L'enjeu de ce mercato ? La poursuite du jeu. Après deux siècles de messianisme laïque (de la prise de la Bastille à l'écroulement du mur de Berlin), voici le retour en douce de l'éternel retour, non plus celui des saisons mais des matchs à date fixe.
Ce n'est pas la petite ambition qui reprend ses droits sur la grande promesse, c'est en attendant le body-building, le foot ou le cyclisme, religions light. Vu ce qu'ont donné les cultes hard de la "lutte finale", libre à chacun de se féliciter de ce que la course au pompon n'ait plus un avant-goût d'Armageddon mais le suspense modeste d'un Poitiers-Neuilly en première division.
GÉNÉRATIONS
Les généreux qui ont commencé à 20 ans par vivre pour la politique avant de vivre de la politique, la quarantaine venue, sont bien forcés de changer de braquet. Les amateurs, eux, peuvent quitter le terrain sans trop se trahir. L'engagement, cela n'a jamais été signer une pétition ni escalader une tribune, mais faire bande. La fraternité ne se commande pas. Pas plus que les orages, désirés ou non. On vit trop vieux. D'où des déphasages. Ceux qui depuis 1968 se sont succédé à la barre, côté socialiste - chacun ses saints et sa paroisse -, illustrent assez bien le train des mentalités domestiques.
Il y eut la génération des combattants qui avaient fait la guerre et la Résistance : François et Danièle Mitterrand, Gaston Defferre et Edmonde Charles-Roux. Ensuite, par eux hissée sur le pont, la génération des militants, formée dans les luttes anticoloniales, qui étaient passés par le djebel, les tracts du petit matin et les manifs du soir : Jean-Pierre Chevènement, Pierre Joxe, Lionel Jospin, Michel Rocard. Vinrent ensuite les consistants. Ceux-là n'ont pas reçu de coups sur la figure, mais la bourlingue, plus une culture de première main, cela engendre des responsables comme Hubert Védrine ou Dominique de Villepin, plus qu'estimables, ou comme Laurent Fabius et Jack Lang. On n'aurait pas eu l'honneur de les aider, tous ceux-là, à divers titres ou degrés, sans une certaine communauté de réflexes.
Naître au début de la guerre, militer contre les iniquités occidentales, Indochine, Algérie, plonger dans les guérillas des années 1960 fabrique, sur la distance, certains atomes crochus. Les liens qui se nouent entre les gens face au risque de mort ou au cassage de gueule sont toujours d'une qualité particulière.
Les battants qui ont pris la relève ont été épargnés par l'épreuve du réel. Ne serait-ce qu'un service militaire, un dérapage hors des clous, un tour du monde en stop. Ce n'est pas leur faute. La bonace locale ne leur a pas laissé la moindre chance, nos espoirs courent en terrain plat. Pour la compétence, l'outillage est là. Ils ont leurs papiers en règle. C'est le caractère qui peut faire souci. L'épaisseur, l'étoffe, le recul. Cela se forme cahin-caha, à contre-courant, vent debout. Pour qu'une fille ou un fils de bourgeois crève la bulle, il faut un bris de clôture, guerre, scandale, exil, usine ou galère, le petit moment de béance ou de vérité qui donnera plus tard du style ou de la bouteille.
Ce n'est pas un sort enviable que de monter à 23 ans dans une voiture avec chauffeur pour n'en plus sortir. L'ENA, le stage en préfecture. Puis droit sur l'Elysée. Parachutage dans une bonne circonscription. Là, on laboure un minimum. Le blanc au zinc, le marché le dimanche. Puis l'Assemblée, un petit ministère, et sitôt après le fauteuil en région ou en département. Ces états de service bien enchaînés font assurément une carrière (gauche ou droite), rarement un caractère. Raymond Aron plaignait, il y a trente ans, les cerveaux présidentiels qui ne savaient pas que l'histoire est tragique. Ceux qui ignorent que l'histoire est, tout simplement, vont requérir encore plus d'indulgence. La grande H serait-elle sortie de l'écran radar d'un Hexagone chloroformé ? Travail, famille, régions ? L'inconsistance des prises de position internationale des recordmen ou women en piste à de quoi inquiéter.
MOI JE
Pour le pro du jour nourri dès la mamelle à l'image-son et à la revue de presse, la densité de sens se mesure au volume des échos. Réussie sera l'opération qui aura fait l'ouverture du journal. La com'a dominé François Mitterrand, surtout vers la fin, à son deuxième septennat. Ce n'était pas ripolin sur sable, il y avait une charpente par-dessous. Le passe-partout des politiques étrangères proposées semble bien être les "droits de l'homme", dont chacun sait qu'ils ne font pas une politique, sinon celle de Gribouille ou de Panurge. Comme c'est la pensée profonde du show-biz et des rédactions, elle paye. Echo maximal. Qui ne rêverait de s'être fait flasher aux côtés de Soeur Emmanuelle, de l'abbé Pierre ou de saint Hulot ?
Ces gâteries narcissiques rappellent que la com'est une bulle impitoyable qui contraint à jouer "perso". Contrainte technique, s'entend : le petit écran exclut le plan large et une photo de groupe ne fait pas la "une" de Paris Match. Les petits camarades, c'est pour le décor. Le gros plan est d'instinct bonapartiste ou prima donna. Dans l'ancien monde, en graphosphère, le moi investi veillait à s'inscrire, fût-ce par politesse, dans le nous d'une formation, d'une tradition de pensée ou d'un projet collectif. Dans le nouveau monde, en vidéosphère, le nous reste requis, mais en garniture, pour applaudir le moi sélectionné, moi Ségolène, moi Nicolas. Mon pacte, mon staff, mes handicapés. La loi du people, c'est l'anti-peuple. Un plus un plus un, cela ne fait pas trois citoyens ensemble, mais trois plans de coupe avec groupies en fond visuel. Exit l'universitaire, le chercheur, l'écrivain. Regardez les escortes : c'est Hollywood, pas Harvard. En plus popote, genre TF1. Gardons-nous d'opposer la culture au froufrou. Rien que de normal si un meneur de jeu, au meeting de Villepinte, voyant entrer un rappeur, deux excellents acteurs et un animateur de variétés, s'exclame : "La culture française enfin est là !" La culture a toujours été le nom noble donné à la technologie la plus performante. Nos challengers n'ont plus le loisir d'aller au théâtre ou de flâner dans une librairie. Ils feuillettent les magazines et surfent sur les écrans. Ce qui ne passe pas à la télé, à leurs yeux, n'existe pas. Aussi sont-ils sûrs d'avoir recruté la philosophie avec André Glucksmann ou Bernard-Henri Lévy et la littérature avec Christine Angot ou Jean d'Ormesson.
Les appareillages du faire-croire sont bouleversés, la sélection des potiches d'honneur également. Le politicien, le notable n'est plus le rondouillard féru d'arithmétique parlementaire, le "radsoc" ventripotent un peu ficelle, mais qui a des lettres, entre Topaze et Edouard Herriot - image d'Epinal de la IVe République. C'est un planner-strat adepte de la musculation en salle, pacsé avec une star de la télé. La VIe va rajeunir les cadres et raplatir les ventres. Tant mieux. Après tout, si le siècle dernier a prouvé que le discernement politique n'est pas marié avec les bésicles et le gratte-papier, pourquoi ne pas donner leur chance aux gens de plume, de cendrée et de plateau, les véritables leaders d'opinion des démocraties d'opinion - notre lobby des consciences ? Ils sont souvent moins bêtas.
LA FIN DES PERSPECTIVES
Derrière un Alexandre, notait de Gaulle, il y a toujours un Aristote. Pas de danger à cet égard, mais ce qui semble mettre les mini-Aristote hors jeu c'est la disparition, non de l'emphase millénariste dont l'offre politique s'est heureusement délestée, mais de la vue d'ensemble ou du point de fuite. Recettes catégorielles et réformes ponctuelles ne s'articulent plus à une vue panoramique du futur ou à une idée de l'homme. La perspective s'est évanouie sous l'aplat, le pointillisme des fiches d'experts escamote tout arrière-plan. D'où l'impossibilité d'établir une hiérarchie des urgences, une organisation des plans de sauvetage, et même un véritable état des lieux.
La suppression de l'échelle, par la mise à plat des événements hachés menu au "20 heures", ruine autant la géographie que l'histoire. Le pro, la pro naviguent à vue, sans carte, sur un océan de sondages démonté. L'ennui n'est pas qu'il y ait cent, cinquante ou cinq cents propositions, mais que ces aménités promises ne convergent vers aucun horizon définissable. Ce congé donné par la dictature du fait divers aux longues durées fournit du travail à des sondeurs, mais certes pas à des historiens. Les fonctionnaires de la totalité, en chômage technique, ont de bonnes excuses pour décrocher. Et les antitotalitaires, pour exulter. Rappelons-leur cependant, avant de leur dire bonsoir, cette évidence première : nous ne faisons partie d'une nation, comme les êtres humains font partie de l'humanité, qu'en mémoire et en espérance. L'union des grains de poussière n'existe que par et dans une verticale. Supprimez la profondeur de temps, et les séparatismes vous sauteront à la gorge. C'est Dieu qui empêche les Etats-Unis de se désunir. Comme nous n'avons pas inscrit sur l'euro, et c'est heureux, "In God we trust", l'évaporation du principe de convergence nous condamne à reculer du tout au tas. Ou d'une communauté de destin à un agrégat inconstitué de populations désunies. Les luttes de défédération ont commencé, et elles se paieront cher !
ALORS, QUI ?
Il n'y a pas de quoi, il n'y a plus que des qui. Embarras ? Vu des gradins le stade actuel, trop actuel, regorge de faire-savoir et de savoir-faire. François Bayrou ? De l'étoffe. Et de la vaillance. Mais Pierre Mendès France n'était ni atlantiste ni européiste, et le meilleur démo-chrétien conserve un fumet MRP. Effet de l'âge, sans doute injuste, mais pour qui garde en tête le "Bloc-notes" de François Mauriac, encore rédhibitoire. Georges Bidault et Jean Lecanuet sont décédés, mais les morts pèsent très lourd, qu'on m'en excuse, sur le cerveau des vivants. Bon vent au troisième homme. Il le mérite.
De deux risques, il nous faudra in fine choisir le moindre. Pour un jacobin invétéré, un gaulliste d'extrême gauche, le choix semble ne faire aucun doute. Encore que... La question cruciale aujourd'hui est de savoir si l'Europe peut ou non, face au Sud et à l'islam, constituer une alternative à l'Amérique, ou si l'Occident se condamne à avoir un seul visage, celui de l'Empire. Là-dessus, on peut hésiter. Nicolas Sarkozy nous invite à un Paris-Washington direct et sans chichis. Avec Ségolène Royal, l'avion fera pudiquement escale à Oslo ou à Copenhague.
La droite propose une subordination franche et loyale, genre britannique, pour faire brillant troisième auprès du big boss. Le centre-gauche, une délégation suave, à la scandinave, quand big mother, tout au bien-être des familles, laisse au leader mieux informé le commandement des forces de l'ordre dans les banlieues rétives du monde otanisé. Avec l'une ou l'autre de ces formules, nous pataugerions aujourd'hui dans le sang, en Irak. Merci, oui merci à Jacques Chirac de nous avoir évité cette honte. Ségolène est une dame de coeur. Les bons sentiments ne font pas les bons gouvernements ? Les mauvais non plus.
Ce patchwork de moralisme et de secourisme, de mémos sectorisés et de lieux communs est dans l'air du temps. "Après les mensonges étatistes qui nous ont fait tant de mal, le terroir, lui, ne ment pas." N'est-ce pas le message subliminal ? Il ne tiendra pas ce qu'il promet. Mais trop de religions meurtrières alentour, trop de passions déçues confèrent à la compassion maternelle l'attrait d'une ère de repos.
Troublant, en définitive, est le glissement à droite du personnel politique en son entier. Le socialisme d'étiquette ? Bientôt, un parti démocrate à l'américaine. La queue de comète gaulliste ? Déjà un parti libéral comme il faut. Il est dommage que la gauche de gauche, celle qui ne se contenterait pas de citer Jean Jaurès, Léon Blum ou Pierre Mendès France mais rappellerait ce qu'ils ont dit et écrit, n'ait pu se donner un candidat unique. Mais face à cette dérive des continents, et si un exorcisme peut redresser la barre, pourquoi ne pas soutenir au premier tour une candidature "antilibérale et populaire" (pour autant que l'ombre de l'extrême droite ne grandisse pas d'ici là) ? Quitte, au finish, à jouer contre mauvaise fortune bon coeur Ségolène, fidélité oblige. Ou dans un autre cas de figure, peu probable, le tracteur contre le Kärcher. Contre la révolution conservatrice. Faut-il dramatiser ? Vu ce qu'il reste en France de pouvoir au pouvoir politique et en Europe de marge de manoeuvre à la France, peut-être pas. Un ballet de papillons dans la cour de l'Elysée ne déclenchera pas un cyclone. Site de Régis Debray : http://www.regisdebray.com/